"Le Conseil fédéral n’a pas menti sur l’immigration. Et il agit"

LeMatin Dimanche, Jean-Claude Péclet
LeMatin Dimanche: "Pour la cheffe du Département fédéral de justice et police, l’initiative "Contre l’immigration de masse" soumise au vote le 9 février risque d’augmenter le flux migratoire, ne résout aucun problème et bureaucratise fortement l’économie."

Avant l’accord avec l’UE sur la libre circulation des personnes, le Conseil fédéral évoquait un solde migratoire positif d’environ 10 000 personnes par an. Il est bien plus élevé. Le gouvernement a-t-il menti, ou a-t-il été dépassé par les événements?
Le Conseil fédéral n’a pas menti. Au cours de la dernière décennie, la Suisse a accueilli en moyenne 63 000 étrangers par an. Depuis les accords bilatéraux, l’UE s’est agrandie de 13 pays, ce qui a bien sûr eu des effets. Mais la libre circulation des personnes n’est pas la cause principale des flux migratoires, c’est la conjoncture. Voyez, l’Irlande. En 2007, son économie était florissante, le taux de chômage avait baissé à 4%, les étrangers y affluaient. Une crise financière et cinq ans plus tard, son taux de chômage tourne autour de 15% et son solde migratoire est négatif.

Faut-il donc que la Suisse aille mal pour ralentir l’immigration?
Le Conseil fédéral ne le souhaite certainement pas! Il veut préserver le bon niveau de vie que nous connaissons, et la libre circulation en est un facteur. Cela implique que nous en maîtrisions les effets négatifs, comme le mitage du territoire, la pénurie de logements ou les réseaux de transports surchargés. Cette responsabilité est entre nos mains, par l’aménagement du territoire notamment. Pour maintenir l’excellent niveau des transports, nous voterons le 9 février sur un important investissement dans les infrastructures ferroviaires. L’initiative n’apporte aucune solution pour relever ces défis. Ce n’est pas en restreignant la libre circulation que nous corrigerons ses inconvénients.

On voit les succès de l’UDC ou du MCG dans les cantons frontaliers. Quel score l’initiative de l’UDC va-t-elle y faire, selon vous?
Je vais partout en Suisse, parle à beaucoup de gens et suis consciente du gros défi que représente cette votation pour les citoyens, en particulier ceux des cantons frontaliers. Je pense que l’économie a le devoir de montrer qu’elle n’engage que les travailleurs étrangers dont elle a besoin et ne trouve pas en Suisse. Elle doit les payer au niveau des salaires suisses. Et les cantons doivent contrôler que c’est bien le cas.

Ne le font-ils pas, ou mal?
On peut faire mieux. Mon collègue Johann Schneider-Ammann a dit qu’il faut augmenter la pression des contrôles et appliquer des sanctions appropriées. L’économie doit aussi intégrer les travailleurs étrangers sur le long terme, la population est en droit d’attendre un engagement accru de sa part.

Les mesures d’accompagnement actuelles suffisent-elles pour faire face au dumping salarial?
Le Conseil fédéral a toujours dit que si des abus devaient surgir, comme cela s’est produit avec les faux travailleurs indépendants ou certains sous-traitants, il prendrait les mesures nécessaires. Et il l’a fait: en imposant la responsabilité solidaire des contrats collectifs de travail, ce qui n’a pas été tout seul. Ou en activant la clause de sauvegarde quand ça a été nécessaire, sans se préoccuper de la réaction de Bruxelles. Si d’autres problèmes apparaissent, j’attends des partenaires sociaux qu’ils se mettent à la même table pour les résoudre. Ce dialogue social fonctionne, même s’il ne va pas sans frictions, c’est une des raisons du succès de la Suisse

Le PS, votre parti, veut davantage: salaire minimum pour tous.
Sur le fond, il n’y a pas de différence entre les objectifs du PS et ceux du Conseil fédéral. Commençons par mieux débusquer les abus en rendant les mesures d’accompagnement plus efficaces. Le Conseil fédéral a constitué trois groupes de travail dans ce but pour le marché du travail, le logement et les assurances sociales. Il faut un peu de patience.

Les étrangers n’arrivent pas tous avec un contrat en poche. En 2012, la Confédération a délivré 4000 autorisations de séjour de courte durée à des personnes venues chercher un travail, et c’est compter sans les non-déclarés. Les coûts sociaux augmentent. Quelque chose a-t-il dérapé?
Je souhaite clarifier le point suivant: le taux de ressortissants de l’UE/AELE à l’aide sociale est de 2,9%. Il est comparable à celui des Suisses (2,1%). Par ailleurs, les Européens à la recherche d’un emploi peuvent certes aussi venir en Suisse, pour six mois au plus, mais doivent s’autofinancer, ils n’ont pas droit à l’aide sociale. Il est donc faux d’affirmer qu’ils pèsent sur le système social.

A combien la Confédération estime-t-elle globalement les coûts sociaux liés à la libre circulation?
Nous avons analysé en détail l’AVS. Les Européens travaillant en Suisse y contribuent nettement plus qu’ils n’en retirent, cela se chiffre en milliards de francs. Pour l’assurance-chômage, c’est l’inverse, mais là, le solde négatif se chiffre en millions. L’effet à long terme de la libre circulation sur les assurances sociales dépend du degré de qualification des migrants: plus ce dernier est élevé, plus il est positif.

Ne parviendrait-on pas à un bilan égal, voire meilleur, avec un système de contingents comme le demande l’initiative?
La Suisse a déjà expérimenté un tel système dans les années soixante. Je rappelle que malgré les contingents, l’immigration était alors plus forte qu’aujourd’hui. Celui qui croit que l’initiative va automatiquement freiner l’arrivée d’étrangers se trompe. Elle est muette sur tous les points essentiels. Qui fixera le nombre maximal d’étrangers, et comment définira-t-on ce plafond? L’initiative évoque «les intérêts économiques globaux de la Suisse» mais lesquels: ceux des pharmas, des banques, des paysans? Comment découpera-t-on les contingents: par cantons, par branches économiques? Imaginez la bureaucratie que représente ce processus à renouveler chaque année. Pour appliquer la «préférence nationale» exigée par l’initiative, l’employeur devra prouver pour chaque contrat qu’il n’a trouvé aucun Suisse. Imaginez l’incertitude qui en découle et le surcroît de travail, en particulier pour les PME. C’est pour ces raisons que toutes les associations économiques, paysans compris, s’y opposent.

Si l’initiative «Contre l’immigration de masse» est acceptée, que se passera-t-il?
La Suisse devra fixer des contingents annuels pour toutes les catégories d’étrangers, requérants d’asile compris. L’initiative ne précisant rien, il faut souhaiter bonne chance à ceux qui auront à régler tous les points que j’évoquais à l’instant. On me demande souvent: et que fera l’UE? Je ne fais pas de spéculations. La question pour moi, c’est ce que nous ferons. L’initiative demande que le Conseil fédéral renégocie avec l’UE, il s’y attellera.

Avec quelles chances de succès?
Le système des contingents est incompatible avec la libre circulation des personnes, qui est une des quatre grandes libertés de l’UE. On ne parle pas de détails, mais de valeurs fondamentales. Le résultat des négociations relève de la pure spéculation. La seule certitude, puisque cela figure noir sur blanc, est que si l’accord sur la libre circulation doit être résilié, les Accords bilatéraux I le seront automatiquement dans un délai de six mois. Quant à la possibilité de négocier une exception pour la Suisse, elle suppose que chacun des 28 membres de l’UE l’approuve. Je laisse les citoyens juger du réalisme de cette hypothèse.

Dernière modification 15.12.2013

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