"Les contingents ne sont pas une solution"

Le Temps, Denis Masmejan, Valérie de Graffenried
Le Temps: "La conseillère fédérale admet que le nombre de frontaliers 'a beaucoup augmenté en très peu de temps'. 'C’est pour cela que les mesures d’accompagnement sont très importantes', dit-elle."

Vous menez une campagne très active contre l’initiative de l’UDC. La preuve qu’un oui au texte serait à vos yeux désastreux et entraînerait un grand choc avec l’UE, voire une dénonciation de tous les accords?
Je n’emploierais pas le terme de désastreux, mais il est vrai que c’est une votation importante. C’est mon devoir d’expliquer qu’on ne vote pas sur un symbole, comme cela a pu être le cas avec le scrutin sur les minarets. Si l’initiative est adoptée, nous allons entrer dans une période de grande insécurité, aussi bien pour notre politique européenne que pour notre politique migratoire.

Avez-vous peur que l’initiative soit acceptée?
Non. Nous sommes dans un système de démocratie directe dont je suis fière. Mais je veux que les citoyens, lorsqu’ils voteront, sachent qu’il ne s’agit pas juste de donner un signal, mais de se prononcer sur un objet aux répercussions considérables. J’entends des gens me dire que cela ne peut pas continuer comme cela. Je dois leur rappeler que dans les années 1960, l’immigration était plus forte qu’aujourd’hui, et cela sans libre circulation et avec des contingents. L’immigration est toujours importante quand la conjoncture est bonne. Et je crois que les gens comprennent que la réintroduction des contingents demandée par l’initiative n’est pas une solution.

Le Conseil fédéral s’est trompé dans ses prévisions. A l’époque, il évoquait un solde migratoire de l’ordre de 10 000 personnes par an engendré par la libre circulation. Or, l’an dernier, on atteignait les 80 000, ce qui fournit de l’eau au moulin de l’UDC. Pourquoi une telle erreur?
Le contexte dans lequel ces estimations ont été effectuées était celui des années 1990 [l’accord sur la libre circulation des personnes a été signé en 1999]. Il n’y avait alors presque pas de croissance économique, le taux de chômage était très élevé, l’immigration très faible. Depuis, la conjoncture s’est inversée, elle est devenue excellente et a donc entraîné une forte immigration. Il n’y a rien de nouveau à un tel phénomène, qui s’est déjà produit, je viens de le dire, dans la période de haute conjoncture des années 1960.

Le malaise est fortement ressenti dans les régions frontalières, avec une concurrence toujours plus vive sur le marché du travail et des pressions sur les salaires. Ces régions attendent un geste fort du Conseil fédéral pour signaler qu’il n’est pas indifférent. Que leur répondez-vous? On vient de voir que les Verts tessinois appuient l’initiative…
Le nombre de frontaliers, c’est vrai, a beaucoup augmenté en très peu de temps. C’est pour cela que les mesures d’accompagnement sont très importantes. S’il n’y en avait pas, le peuple n’aurait pas approuvé la libre circulation. Les entreprises ont également une responsabilité à assumer: la population n’accepterait pas qu’elles engagent des travailleurs frontaliers simplement pour avoir une main-d’œuvre bon marché. Mais je viens d’effectuer une visite à l’Hôpital de Morges et je dois souligner aussi que les étrangers, notamment les frontaliers, sont indispensables au fonctionnement des hôpitaux. Certaines branches de l’économie ne peuvent pas fonctionner sans étrangers.

Un moyen de mettre en œuvre l’initiative, si elle était acceptée, serait-il de fixer les contingents avec l’UE de manière assez élevée pour absorber la totalité des flux?
Ce serait théoriquement possible, l’initiative ne fixant pas d’objectifs chiffrés. Mais franchement, est-ce que ça répondrait à la volonté exprimée par le peuple, si celui-ci devait approuver l’initiative? Et puis, les contingents sont incompatibles avec le principe même de la libre circulation des personnes.

Ces dernières années, des catégories de travailleurs qui n’étaient pas spécialement menacés ont pu avoir le sentiment d’être déclassés: partagez-vous leurs préoccupations et que leur répondez-vous?
Des études du Département fédéral de l’économie, de la formation et de la recherche ont montré que la libre circulation n’avait pratiquement pas entraîné de pression sur les salaires. Tout au plus, pour les personnes au bénéfice d’un diplôme d’une haute école, la progression des salaires a pu être freinée de quelque 1,6%. Il est important de le rappeler: le taux de chômage n’a pas augmenté depuis l’introduction de la libre circulation, les Suisses n’ont pas été exclus du marché du travail.

On serre la vis pour éviter de former trop de médecins suisses, et en même temps, on engage des médecins en provenance de l’UE. Est-ce une bonne politique?
Non, en soi, ce n’est pas une bonne politique. Mais la question n’est pas seulement le nombre de médecins, mais leur répartition. Il y a trop de spécialistes dans les villes et pas assez de médecins de famille hors des villes. Ce problème de répartition entraîne un besoin de médecins étrangers.

Parlons de «tourisme social». L’an dernier, la Belgique, en s’appuyant sur une directive de l’UE, a expulsé près de 2000 ressortissants européens qui n’avaient pas les moyens de subvenir à leurs propres besoins. La Suisse est-elle prête à l’imiter?
La situation de la Suisse, pays non membre de l’UE, n’est pas comparable. L’accord sur la libre circulation des personnes avec l’UE ne donne pas droit à l’aide sociale pour des personnes qui recherchent un emploi. Des communes ont parfois fourni l’aide sociale à des ressortissants UE qui cherchaient du travail, mais elles n’y sont pas tenues. La Suisse n’a expressément pas repris la directive sur la citoyenneté européenne, qui donne aux citoyens de l’UE des droits très étendus lorsqu’ils vivent dans d’autres pays membres de l’UE. Il n’est pas question que la Suisse reprenne cette directive. Le Conseil fédéral est très clair à ce sujet. La libre circulation est une migration de travail et doit le rester.

Plusieurs Etats européens, comme la Grande-Bretagne ou la France, constatent les effets négatifs de la libre circulation et demandent des restrictions. N’assiste-t-on pas à un recul en Europe de la liberté d’établissement?
Là encore, le sujet, c’est la directive sur la citoyenneté européenne, et cela ne concerne pas la Suisse. Ce n’est en aucune manière une option pour nous. La Suisse a accepté la libre circulation, pas autre chose. Elle conserve le droit, en vertu de son propre droit national, de décider de mesures d’accompagnement, et elle a fait dès le début usage de cette possibilité.

Les mesures d’accompagnement n’empêchent pas les abus. Que proposez-vous pour qu’elles soient plus efficaces?
C’est aux partenaires sociaux de se mettre d’accord pour trouver des solutions ensemble, c’est de là que doit venir l’impulsion. Ce dialogue social peut prendre du temps, mais c’est le bon chemin. Les mesures proposées par les partenaires sociaux sont en général équilibrées, parce qu’elles reposent sur une volonté commune. C’est une force qu’il ne faut pas sous-estimer.

Dernière modification 11.01.2014

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