"La Suisse n'existe pas, de Ben? J'aime bien les provocations !"

Le Temps, Valérie de Graffenried
Le Temps: "La présidente de La Confédération évoque sa fierté d'être Suisse. Et les dangers d'un patriotisme exacerbé."

C'est une Simonetta Sommaruga radieuse que nous avons rencontrée ce jour-là. La ministre de Justice et police venait de faire passer sa grande réforme de l'asile au Conseil des Etats, dernière étape de quatre ans de travaux. "Un soulagement", confiait la présidente de la Confédération, avant de se lancer dans des réflexions sur ce qui fait la Suisse.

A quel âge avez-vous commencé à prendre conscience de votre "suissitude"?
Très tôt. A l'école primaire, quand je vivais en Argovie. C'était une époque où les Italiens étaient qualifiés de "Tschingge". Moi, avec mon nom à consonance italienne, j'ai un jour demandé à mes parents si nous aussi nous étions des "Tschingge". Mon père, qui parlait italien, m'a expliqué que nous étions Tessinois et qu'il n'y avait aucune raison de mépriser les étrangers. C'est à ce moment-là que j'ai vraiment réalisé que j'étais Suissesse, avec la possibilité d'être considérée comme une étrangère, affublée d'un qualificatif dépréciatif. Finalement, Sommaruga a bien des origines italiennes.

Que signifie «être Suisse» pour vous?
Je ne veux pas donner de réponse figée dans le temps, car être Suisse est un processus en évolution permanente. Pendant cette année présidentielle où je voyage beaucoup à l'étranger,je remarque qu'être Suisse signifie notamment appartenir à un pays qui n'a pas connu la guerre pendant une longue période, contrairement à la plupart des pays européens. Pour moi, Suisse rime avec fiabilité. Mais la perception du pays et son identité peuvent changer dans le temps. L'identité suisse n'est pas quelque chose de fixe.

Préférez-vous être considérée comme une nationaliste patriote, une patriote nationaliste ou une patriote tout court?
Je suis simplement Suisse (rires)! L'aspect émotionnel du patriotisme est quelque chose de positif. C'est l'amour pour son pays, pour sa culture. Il est très important de soigner son patriotisme et son identité, j'en suis convaincue.

Le patriotisme exacerbé vous agacet-il? Le trouvez-vous dangereux?
S'il se vit par opposition et par un sentiment de supériorité par rapport à d'autres nationalités ou
religions, oui, c'est clairement un danger. Cela devient du nationalisme. L'histoire a démontré que le nationalisme est souvent à l'origine de guerres.

Jusqu'à quel point doit-on être fier d'être Suisse?
Nous avons de nombreuses raisons d'être fiers de notre pays. Je suis fière de notre système politique de démocratie directe, du fait que, quatre fois par année, les citoyens puissent s'exprimer sur des objets importants pour l'avenir du pays. Je suis fière de la Suisse et de la Genève internationales, des Conventions de Genève, qui comptent parmi les plus importantes du monde. Mais bien sûr, nous avons aussi eu des épisodes difficiles qu'il ne faut pas oublier, comme notre attitude visà-vis de réfugiés et de juifs pendant la Deuxième Guerre mondiale. On ne peut pas toujours être fiers de la Suisse. Notre neutralité a plusieurs facettes. Elle nous permet d'exercer un rôle de médiation, de bons offices, de contribuer à des processus de paix. Mais elle a aussi été utilisée à des fins plus égoïstes, pour faire du commerce avec certains régimes peu recommandables par exemple. Quelque chose dont on peut être fier peut aussi avoir sa face sombre.

Que représente le passeport suisse pour vous?
Je l'avais justement à côté de moi tout à l'heure. Je dois dire que j'aime le rouge. Ce passeport me procure un sentiment de sécurité. Ce n'est pas rationnel, mais c'est comme ça.

Si vous deviez aujourd'hui entreprendre une démarche de naturalisation, quelle serait votre motivation principale?
(Sur le ton de la plaisanterie) Tout dépend du pays visé! Si vous parlez de la Suisse, mes premières motivations seraient la possibilité de participer à des décisions politiques importantes quatre fois par année, ainsi qu'aux élections aux niveau national, cantonal et communal. Faire partie d'un pays dans lequel vivent différentes cultures, avec du respect pour les minorités, est aussi stimulant. Je m'efforcerais d'apprendre une langue nationale, qui est la porte d'entrée vers une bonne intégration.

Et si vous n'étiez pas Suissesse, de quel pays prendriez-vous la nationalité?
Là, je sors mon joker! Je me sens à l'aise dans beaucoup de pays. Mais être Suisse me convient parfaitement.

Doit-on assouplir les critères pour devenir Suisse ou trouvez-vous que L'on obtient la nationalité trop facilement?
Un constat: il y a vingt ans, le parlement était plus ouvert en ce qui concerne un allégement des règles de naturalisation. Pour ma part, je suis convaincue, avec le Conseil fédéral, qu'il faut au moins faciliter l'accès à la nationalité pour les étrangers de 3e génération. Je vais tout faire pour que cela soit possible.

Devient-on aujourd'hui Suisse pour d'autres raisons qu'il y a quelques décennies en arrière? Le devient-on aussi par peur, parce qu'on craint de nouvelles lois restrictives?
Franchement, je n'ai pas de réponse à cette question.

Que pensez-vous de la récupération politique de certains événements historiques comme Marignan, dont 2015 marque le 500e anniversaire de la cuisante défaite des Suisses dans ta plaine lombarde? Christoph Blocher en fait l'origine de la neutralité et du coup impose l'idée que la Suisse trouve son identité en s'isolant...
Marignan est clairement un débat politique et non un débat d'historiens. Historiquement, il est très clair que ce n'est pas à Marignan que la neutralité est née. Si on regarde l'histoire de la Suisse, on constate qu'elle est faite d'alliances et pas d'isolements. Mais les mythes restent importants, car ils nous incitent à parler du présent.

Le besoin de se rattacher aux symboles ne démontre-t-il pas une certaine fragilité?
Si on se sent bien ancré dans son identité, dans ses racines, on n'a pas besoin de se raccrocher à des mythes, ou de se définir par la négative par rapport aux autres. La chancelière allemande, Angela Merkel, a eu des paroles éclairantes lors de sa récente venue en Suisse. A la question: «Que faut-il faire contre l'islamisation de l'Europe?», elle a recommandé de prendre soin de sa propre religion, de ses propres valeurs, plutôt que de chercher à dénigrer celles des autres. Il faut effectivement savoir qui l'on est, solidifier ses propres bases, plutôt que de vouloir définir son identité par rapport aux autres. Nous devons nous concentrer sur ce qui nous unit et sur ce qui fait notre force.

Les mythes fondateurs de l'identité suisse, comme Morgarten ou Marignan, ne concernent que la Suisse centrale ou alémanique; les cantons romands ont fondé leur identité sur d'autres valeurs. Pour être un bon Suisse, faut-il adhérer à des mythes qui sont étrangers à notre histoire?
Pour être un «bon Suisse», il faut surtout connaître les fondements de la Suisse moderne, la Suisse d'aujourd'hui. L'identité des Suisses, qu'ils soient romands, alémaniques ou de la Suisse italienne, repose effectivement sur des luttes. Mais pas des luttes à coups d'armes et de hallebardes: des luttes avec des arguments, menées par des héros politiques . Elles ont permis les développements des instruments de la démocratie directe, l'introduction de l'AVS et des autres assurances sociales, ou les progrès vers l'égalité des sexes. Ces combats ne sont pas des «mythes», il n'y a pas de champs de bataille où se recueillir, mais il est pourtant évident que ce sont des éléments essentiels pour notre identité.

Dans les faits, l'identité se définit souvent par opposition - à l'étranger, à l'islam - et moins grâce à des valeurs communes. Comment positiver notre appartenance?
Parler de ce qui fait la Suisse est très important: nous n'avons aucun besoin de nous définir par comparaison aux autres. Quand j'explique à mes homologues étrangers que cinq partis différents sont représentés dans notre gouvernement, ils ne peuvent pas l'imaginer comment ça peut fonctionner. Ils peinent parfois aussi à comprendre que le compromis est pour nous un signe de force et non de faiblesse. Ces dernières années, le Conseil fédéral a très bien pu fonctionner en lançant des grandes réformes sur des thématiques importantes - fiscalité, énergie, asile, prévoyance vieillesse - basées sur de solides compromis et ainsi susceptibles d'être acceptées par la majorité du peuple. C'est cela qui fait notre force. La proximité entre le peuple et les autorités politiques frappe également beaucoup mes interlocuteurs étrangers et fait partie de notre identité. Qu'une présidente de la Confédération puisse prendre le bus le samedi pour aller au marché est un privilège.

Quand on est double-national, devoir abandonner l'une de ses nationalités n'est-ce pas un peu comme renier l'un de ses parents?
Attention, on peut aussi devenir double-national par mariage. Ah, vous voulez dire symboliquement? De plus en plus de gens de nos jours ont des origines diverses et parfois aussi plusieurs nationalités. C'est une bonne chose que le droit reflète la réalité. L'abolition de la double nationalité, comme le revendique l'UDC, serait une aberration.

Qu'est-ce qui vous manque le plus de la Suisse quand vous êtes à l'étranger?
Rien!

Comment ça, «rien»?
Quand je suis à l'étranger, j'essaie de profiter, de vivre le moment présent. Je suis curieuse, j'aime m'adapter aux cultures et aux modes de vie différents, goûter à la cuisine locale. Quand je rentre en Suisse, c'est à ce moment-là que je réalise que des choses m'ont manqué. J'apprécie le fait que tout fonctionne, la ponctualité... Je réalise aussi la chance que nous wons de vivre dans un pays qui n'est pas gangrené par la corruption au quotidien.

Comme pianiste virtuose, y a-t-il une mélodie en particulier qui vous fait penser à la Suisse?
Comme présidente de la Confédération, j'entends très souvent, lors de mes voyages, l'hymne national, tout comme celui du pays hôte. Et je trouve toujours très intéressant d'observer comment l'hymne est joué. Parfois de façon très rapide, parfois très lentement, de manière pathétique, ou très lourde... C'est une mélodie qui, je l'avoue, me parle. Elle fait partie de la Suisse et de mon identité. Je lie tellement d'images avec cette mélodie. Cette année sur le Grütli, pour le ter août, j'ai par exemple, pour la première fois, pu diriger moi-même un orchestre. C'était un moment fantastique. Oui, j'ose le dire: cette mélodie me fait me sentir Suissesse. J'ai aussi chanté l'hymne autour d'une piscine, lors d'un 1er Août à Chypre. Un environnement atypique, qui mettait encore davantage en évidence ce qui nous liait. C'est d'ailleurs toujours intéressant de discuter avec des Suisses de l'étranger, qui ont quitté le pays, mais gardent souvent un lien très fort et une image un peu idéalisée.

Avez-vous un autre souvenir en lien avec une fête du 1er Août à nous raconter?
Je reviens à ma dernière fête nationale sur le Grütli. On m'a autorisée à me faire accompagner par quelqu'un. Après avoir réfléchi à des chefs d'Etat ou à des Prix Nobel, j'ai finalement choisi d'inviter une jeune fille de 16 ans, qui m'avait accueillie dans sa classe d'école, à Langenthal (BE), Elle m'avait impressionnée par la maîtrise avec laquelle elle avait orchestré toute la rencontre de bout en bout, et par son engagement pour la chose publique. Elle a accepté. Et ce n'est que peu avant la fête au Grütli que j'ai appris qu'elle et sa famille étaient fraîchement naturalisés. Je dois dire: tant mieux pour la Suisse. J'aime cette diversité.

Que vous inspire le fameux logo de Ben «La Suisse n'existe pas»?
(rires) Il y a peu de phrases qui ont survécu aussi longtemps! Ben, c'était à Séville, la devise du Pavillon suisse lors de l'Exposition universelle de 1992. C'était de la provocation, et je dois avouer que j'aime bien les provocations! Cette phrase a nourri beaucoup de débats et de réflexions sur notre pays. Elle nous a poussés à nous interroger sur qui nous sommes vraiment. Le fait qu'on en parle encore aujourd'hui prouve que cette phrase a une certaine importance. Ciel, je sens que vais recevoir de nombreuses lettres de réactions!

Dernière modification 03.10.2015

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