"La constitution est une infrastructure"

Berne, 04.06.2015 - Discours prononcé par la présidente de la Confédération Simonetta Sommaruga lors du 7ème congrès de l'ACCPUF à Lausanne. La parole prononcée fait foi.

L'ACCPUF est une association réunissant des Cours constitutionnelles ou institutions équivalentes membres de l'espace francophone.

Mesdames et Messieurs,

Parmi les nombreuses manifestations et festivités auxquelles je suis appelée à participer en tant que membre du Gouvernement suisse, certaines resteront à jamais gravées dans ma mémoire.

C'est assurément le cas de la cérémonie pour l'adoption de la nouvelle Constitution de la Tunisie, l'an dernier.

Cette Constitution proclame les grandes libertés individuelles et les principes essentiels qui fondent un État de droit démocratique. Elle est une étape essentielle de la transition du pays vers la démocratie.

Ce qui m'a particulièrement impressionnée, ce sont les concessions importantes que tous les partis représentés au Parlement ont faites pour qu'il soit finalement possible d'arriver à un accord sur un texte commun.

Ce processus illustre un point de vue que je répète souvent, en Suisse aussi, qui est que le compromis est un signe de force, et non de faiblesse.

Le soutien que la Suisse apporte à la transition démocratique de la Tunisie depuis les bouleversements de 2011 ne se limite pas à l'élaboration d'une nouvelle Constitution.

Nous avons aussi contribué à la création de 4000 emplois et à la construction d'infrastructures pour l'alimentation en eau.

À sa manière, la constitution est une infrastructure. Le mot « constitution », tout comme « établissement » et « stabilité », vient du latin « stare », qui signifie « se tenir debout » ou « rester en place ».

La constitution est donc ce qui fait que les choses restent en place.

Elle est le fondement de l'État de droit démocratique, elle garantit la liberté et la stabilité. Tout le reste est bâti sur cette infrastructure.

La stabilité d'une constitution vient de ce qu'elle est plus difficile à réviser que d'autres textes de loi, et c'est ce qui lui donne sa primauté sur le reste du droit.

Permettez-moi de mentionner ici quelques particularités de la Suisse et de sa Constitution.

En Suisse, toute révision de la Constitution nécessite l'accord du peuple et des 26 cantons qui forment la Confédération. Notre Constitution est donc relativement difficile à réviser. Dans la pratique, cependant, elle est assez souvent modifiée.

Nous avons une autre particularité, qui est que le Tribunal fédéral est certes la cour suprême de la Suisse, mais il n'est pas la seule instance chargée de veiller au respect de la constitutionnalité.

Les constitutions des cantons, par exemple, sont examinées par le Parlement fédéral, qui décide si elles sont compatibles avec la Constitution fédérale.

C'est aussi le Parlement qui décide si une initiative populaire est valable et peut être soumise au vote du peuple et des cantons.

Malgré ces particularités, le Tribunal fédéral apporte une contribution essentielle à la protection de la Constitution et à son développement.

Depuis les années cinquante, il a reconnu de nombreux droit fondamentaux qui n'étaient pas explicitement mentionnés dans l'ancienne constitution de 1874, par exemple le droit de propriété, la liberté d'opinion ou la liberté de la langue.

Ce n'est que dans la Constitution de 1999 que ces droits fondamentaux ont été inscrits en bonne et due forme.
D'un autre côté, le Tribunal fédéral a toujours refusé, dans sa jurisprudence, de modifier la Constitution par interprétation des normes.

En 1957, par exemple, lorsque seuls les hommes avaient le droit de vote en Suisse, notre cour suprême a refusé d'introduire le droit de vote des femmes en s'appuyant sur le principe d'égalité garanti par la Constitution.

Les femmes qui avaient saisi la cour faisaient valoir que « les textes applicables n'excluent pas expressément les femmes et peuvent être adaptés à l'évolution des idées ».

Mais le Tribunal fédéral a considéré que « le particulier qui voudrait donner à la norme un sens différent doit avoir recours non point au juge, mais au législateur ».

Le Tribunal fédéral ne se départit pas de cette retenue.

Il y a quelques jours, il a refusé de reconnaître deux hommes comme étant les parents d'un enfant né d'une mère porteuse à l'étranger, parce que la Constitution fédérale interdit la maternité de substitution.

Seul le père biologique de l'enfant peut donc être reconnu comme son père.

Le couple en question, comme les femmes dans les années cinquante, a plaidé pour qu'il soit tenu compte de l'évolution de la société.

Et le Tribunal fédéral, comme en 1957, a répondu qu'il appartenait au législateur, et non au juge, d'adapter le cadre légal à l'évolution des valeurs de la société.

Il a donc fallu une révision formelle de la Constitution pour accorder le droit de votes aux femmes, en 1971. Il faudrait aussi réviser la Constitution pour rendre légale la maternité de substitution.

Les révisions constitutionnelles prennent donc un certain temps, parce qu'elles doivent recevoir l'aval du peuple et des cantons. Elles doivent être débattues avec toutes sortes de groupes d'intérêt.

Nous avons encore une troisième particularité, en plus de l'absence de juridiction constitutionnelle et du fait que le Tribunal fédéral n'est pas le seul organe à juger de la conformité à la Constitution : c'est l'initiative populaire.

De manière unique au monde, les citoyennes et les citoyens suisses peuvent utiliser cet instrument de démocratie directe pour adopter une disposition de rang constitutionnel, sans que le gouvernement ou le Parlement ne puisse intervenir de manière déterminante dans le processus.

Cent mille citoyennes et citoyens peuvent soumettre au vote un article constitutionnel entièrement rédigé.

S'il est accepté par le peuple et les cantons, il entre en vigueur le jour même du scrutin, dès que le résultat est connu.

Cet instrument est de plus en plus apprécié : Au cours du siècle dernier, 124 initiatives ont été soumises au vote. Pour les quinze années de ce siècle, nous en sommes déjà à 71.

Deux nouvelles propositions viendront s'y ajouter dans dix jours, concernant l'introduction d'une compétence fédérale pour l'attribution des bourses d'études, pour la première, et la création d'un impôt national sur les successions et les donations, pour la seconde.

Des questions complexes, qui demandent une certaines réflexion de la part de celles et ceux qui sont appelés à se prononcer.

Sur les 124 initiatives du siècle dernier, onze ont été acceptées. Sur les 71 initiatives de ce siècle, déjà dix.

On voit que non seulement de plus en plus d'initiatives recueillent suffisamment de signatures pour être soumises au vote, elles sont aussi clairement de plus en plus nombreuses à passer l'épreuve des urnes.

Cependant le nombre d'initiatives problématiques qui sont acceptées augmente également.

J'entends par là des initiatives qui heurtent des valeurs fondamentales de notre Constitution, ou vont à l'encontre d'engagements internationaux de la Suisse, et qui sont de ce fait difficiles à mettre en œuvre de manière satisfaisante.

L'initiative sur les minarets, qui a fait les grands titres de la presse dans le monde, est un exemple.

On peut aussi évoquer l'initiative contre l'immigration de masse, qui a été acceptée l'an dernier.

Les dispositions figurant désormais dans notre Constitution prévoient que l'immigration doit être gérée par des plafonds et des contingents, ce qui est incompatible avec le régime de libre circulation des personnes introduit par les accords bilatéraux qui lient la Suisse et l'Union européenne.

Une foule d'idées ont déjà été avancées sur la manière de réformer l'instrument de l'initiative populaire :

  • Augmenter le nombre de signatures requises,
  • réduire le temps imparti pour les récolter,
  • soumettre les initiatives à un examen au fond avant d'autoriser la récolte de signatures,
  • étendre les motifs de nullité (par exemple pour garantir l'essence des droits fondamentaux),
  • introduire un quorum,
  • et d'autres idées encore.

Une proposition qui devrait intéresser plus particulièrement les juges constitutionnels que vous êtes est celle d'introduire une juridiction constitutionnelle complète, une proposition d'ailleurs régulièrement avancée, depuis longtemps, dans des ouvrages de doctrine.

En Suisse, les lois fédérales et les traités internationaux doivent en principe être appliqués même lorsqu'ils ne sont pas conformes à la Constitution.

La proposition de remédier à cet état de fait en étendant la juridiction constitutionnelle est cependant bien loin de faire l'unanimité chez nous.

L'idée que des tribunaux soient chargés de vérifier la constitutionnalité de lois fédérales ou d'initiatives populaires suscite encore, en dehors des cercles de juristes constitutionnels, un grand scepticisme.

Comme vous le voyez, le congrès que vous tenez sur « la suprématie de la constitution » aborde un thème qui, dans notre pays, est d'une grande actualité et d'une grande portée politique.

Le droit comparé offre justement l'occasion de quitter les sentiers battus et de profiter de l'expérience d'autres pays, en particulier lorsque ces pays partagent les mêmes valeurs :

  • la démocratie,
  • les droits fondamentaux,
  • la séparation des pouvoirs.

Des valeurs qui sont aussi évoquées, et ainsi renforcées, dans la déclaration de Saint-Boniface et la déclaration de Bamako de l'Organisation internationale de la Francophonie.

Votre congrès de cette année, chez nous à Lausanne, contribue également à renforcer ces valeurs fondamentales de toute société démocratique.

Mesdames et Messieurs, j'ai l'honneur et le plaisir de vous transmettre les meilleures salutations et les bons vœux du Gouvernement suisse.

 


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Dernière modification 19.01.2023

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